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Analyses et réflexions sur la situation paysanne en Haïti

               Ce texte est publié à l’occasion du 17 avril, journée mondiale des luttes paysannes

 Remarques préliminaires :

Ce texte est dédié aux organisations paysannes qui luttent pour améliorer leurs conditions de vie et la nôtre. Il est destiné, en priorité, au personnel d’ITECA ainsi qu’aux organisations paysannes avec lesquelles l’institut coopère. J’espère néanmoins qu’il suscitera réflexions et débats productifs dans d’autres milieux.

Sur la page web de présentation d’ITECA, il est écrit :

« ITECA : un outil pour appuyer les luttes paysannes »

Le lecteur peut, à juste titre, se demander : « Pourquoi un tel choix ? »

ll suffit simplement de passer en revue la situation des paysan-ne-s en Haiti au cours des cinq dernières décennies pour se rendre compte, non seulement du bien-fondé du choix, mais aussi de la nécessité qu’il y a de continuer à accompagner les efforts de la paysannerie haïtienne.

Précisons tout de suite que nous avons opté pour la définition des Nations Unies qui par « Paysans » désigne toutes les personnes qui mènent « une activité de production agricole à petite échelle, de subsistance et/ou destinée au marché »… utilisant pour ce faire, la « main d’œuvre de la famille » … et qui développent ainsi un « lien particulier de dépendance et de rattachement à la terre. »

Dépendance et Fragilité de l’Économie paysanne

Jusque dans les années 60, la paysannerie haïtienne a porté à bout de bras et presque seule, l’économie du pays. Le café, produit du terroir, était consommé journellement par toutes les couches de la population haïtienne. En même temps, il constituait la principale source de rentrée de devises pour notre pays.

La diète journalière de pratiquement toute la population haïtienne était faite de fruits, légumes, céréales, légumineuses et autres produits locaux auxquels on ajoutait, selon ses moyens, un morceau de volaille, du poisson frais, fumé ou salé ou bien un morceau de viande de bœuf, de cabri ou de porc…

Le principal problème auquel on se heurte avec la mise en application de ce modèle vient du fait que le prix du café est déterminé sur le marché international, non pas par notre pays et encore moins, par les paysan-ne-s qui produisent cette denrée.

Pour ce qui a trait aux autres produits agricoles vendus sur le marché interne, étant donné qu’ils sont en général écoulés frais (sans utilisation de techniques de conservation, ni de transformation), il arrive souvent que l’argent récolté de la vente soit inférieur aux investissements consentis par les paysan-ne-s.

Et, comme si cela ne suffisait pas, d’autres facteurs sont venus perturber l’équilibre déjà fragile de l’économie du pays.

Dès le début des années 60, la sanglante dictature imposée par François Duvalier (Papa Doc) en Haïti a provoqué une émigration massive de cadres formés et expérimentés, ainsi que celle d’étudiant-e-s qui venaient de boucler le cycle secondaire.  Ces cadres qui ont fui le pays pour sauver leur peau se sont rendus principalement au Canada, aux États-Unis d’Amérique ainsi que dans des pays d’Afrique nouvellement indépendants qui leur ont offert à la fois, la sécurité ainsi que la possibilité d’y exercer une carrière professionnelle valorisante.

C’est à cause de cette fuite massive de cerveaux que les fondateur-trice-s de l’Institut de Technologie et d’Animation (ITECA) ont jugé important de s’investir dans la formation de leaders paysans puisqu’à leur avis, « ce sont ceux qui restent !»[1].

Un survol des conditions de vie de la paysannerie haïtienne et des structures en place, nous révèle ce qui suit :

 Les Moyens de production

  • Main d’œuvre:

Il est logique de penser qu’un grand nombre de paysan-ne-s actuel-le-s sont des descendants d’anciens marrons. Ils et elles occupent et cultivent de petits lopins de terre situés autour de leur habitation. Il leur arrive souvent de travailler également sur des parcelles éloignées.

  • Parcelles exiguës (un système de minifundia):

Les portions de terre – en général exiguëspermettent aux paysan-ne-s de survivre, grâce à la consommation d’une petite partie du fruit de leur labeur, tandis que la vente de l’autre partie leur permet de se procurer quelques biens manufacturés indispensables à la survie de la famille : allumettes, gaz pour l’éclairage, outils, ustensiles, vêtements …

  • Titres de propriétéet problèmes de Tenure foncière

L’histoire nous révèle qu’après l’indépendance, de grandes étendues de terre ont été distribuées à de hauts gradés de l’armée. Ces derniers se sont ainsi ajoutés au nombre restreint d’Anciens libres qui possédaient déjà des titres de propriété.

Pour pallier au fait que beaucoup d’individus occupent et travaillent des portions de terre sans titre de propriété, on dut, au fil des années, émettre une loi qui permet à l’occupant d’un terrain pendant « plus de vingt (20) ans », …ayant « agi en maître » (c’est-à-dire ayant été perçu et reconnu comme tel), d’en devenir légalement propriétaire.

Cependant, même en pareil cas, il faut une procédure judiciaire pour obtenir ces titres de propriété. Ce qui, en général, n’est pas à la portée de tous !

Le système dit « de mwatye » :

Il est dans nos us et coutumes qu’une parcelle appartenant à un propriétaire terrien soit cédée à un paysan qui se charge de la travailler. Les produits de la récolte sont alors séparés en deux parts : une moitié va au propriétaire, l’autre au travailleur… D’où le nom de demwatye (de moitié) donné à cette façon d’opérer !

Il convient de noter qu’en pareille situation, c’est généralement au paysan qu’incombe la responsabilité d’effectuer les travaux agricoles nécessaires : préparer la terre, se procurer les semences, planter, nettoyer, arroser au besoin, faire la cueillette et procéder au conditionnement…

  • Les outils aratoires utilisés par les paysan-ne-s haïtien-ne-s demeurent jusqu’à nos jours, rudimentaires: houes, machettes, pics, râteaux…
  • En règle générale, l’accès à l’eaureste difficile et rare. Il existe en Haiti peu d’ouvrages de captage d’eau, de réservoirs et de systèmes d’arrosage dédiés à l’agriculture. Notre pays étant très montagneux, les paysan-ne-s travaillent souvent sur des terrains de fortes pentes, pratiquant donc une agriculture de montagne qui dépend surtout de la pluie.

Le manque de moyens et de décentralisation réelle et effective du Ministère de l’Agriculture, des Ressources Naturelles et du Développement Rural (M.A.R.N.D.R) fait que les paysan-ne-s haïtien-ne-s n’obtiennent pas vraiment l’Accompagnement technique nécessaire.

Pourtant cet encadrement technique est indispensable pour faire face à des :

  • Cultures en voie de disparition : café, cacao, canne à sucre, citrons, oranges, mandarines, petit-mil…
  • Pertes causées par insectes, vermines et autres…
  • Besoins accrus en semences etc…

Par ailleurs, il faut signaler que les paysan-ne-s ne bénéficient pas du tout, ou alors très peu, d’accès au Crédit.

La combinaison de tous ces facteurs, auxquels il faut ajouter une forte pression démographique manifeste lors des partages de biens entre « ayant droit » (héritiers), conduit inévitablement au déclin de la Production Nationale.

A ces données structurelles, il faut ajouter d’autres, conjoncturelles, qui ont contribué à une aggravation de la paupérisation non seulement de la paysannerie haïtienne, mais du pays tout entier : 

  1. l’éradication des cochons créoles, sous prétexte de peste porcine; une opération qui a porté un coup fatal à l’économie paysanne ;
  2. une aggravation de conflits terriens souvent soldés par des pertes en vies humaines, l’exode rural, le découragement des paysan-ne-s etc… En mémoire dans cette catégorie, le massacre des paysan-ne-s de Jean-Rabel, le 23 juillet 1987
  3. l’abaissement des tarifs douaniers qui a suscité une importation massive de produits alimentaires en provenance principalement des Etats-Unis et de la République Dominicaine. Il s’ensuit un changement important dans la diète de la population haïtienne: par exemple, consommation de corn flakes au lieu d’K.100, de « diri Mayami» au lieu du riz de la Vallée de l’Artibonite, etc.

C’est ce portrait sommaire que nous avons en-tête lorsque nous lisons la Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales dont nous extrayons ce qui suit :

Le Rôle de l’Etat

Article 2 :

  1. Les États respecteront, protégeront et réaliseront les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales. Ils prendront rapidement des mesures législatives, administratives et autres, requises…pour assurer progressivement la pleine réalisation des droits énoncés dans la présente Déclaration…
  2. Une attention particulière sera portée […] aux droits et aux besoins particuliers des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales…
  3. […] les États engageront des consultations et une coopération de bonne foi avec eux, par le canal de leurs institutions représentativesavant que (les décisions) ne soient prises… et en garantissant la participation active, libre, effective, significative et éclairée des particuliers et des groupes aux processus décisionnels
  4. Les États élaboreront, interpréteront et appliqueront les normes et accords internationaux.
  5. Les États prendront toutes les mesures nécessaires pour faire en sorte que les acteurs non étatiques… les particuliers et les organismes privés… respectent et renforcent les droits des paysans et autres personnes travaillant dans les zones rurales.
  6. Pour atteindre les fins et objectifs de la présente Déclaration, les États prendront des mesures adaptées et efficaces… avec les organisations (de) la société civile, en particulier les organisations de paysans et d’autres personnes travaillant dans les zones rurales.
  7. Activités inclusives et accessibles aux paysans et autres personnes travaillant dans les zones rurales ;
  8. Faciliter et soutenir le renforcement des capacités… la mise en commun d’informations
  9. Faciliter la coopération en matière de recherche et d’accès aux connaissances scientifiques et techniques ;
  10. Fournir une assistance technique et économique… accès à des technologies accessibles
  11. Améliorer la gestion des marchés… et faciliter l’accès en temps utile à l’information sur les marchés.

Article 4.

  1. Les Etats veilleront à ce que…
  2. d) (les paysans aient) …un accès égal aux services financiers, au crédit et aux prêts agricoles….

Article 9

Les paysans… ont le droit de « protéger leurs intérêts, de constituer des organisations, des syndicats, des coopératives… et de mener des négociations collectives.

Article 10

  1. Les États s’emploieront à faire en sorte que les paysansparticipent…aux processus décisionnels susceptibles d’avoir une incidence sur leur vie, leurs terres et leurs moyens de subsistance.

Article 16

  1. Les paysans ont droit…à un accès facilité aux moyens de production…notamment les outils…, l’assistance technique, le crédit, les assurances et d’autres services financiers.
  2. … aux moyens de transport et aux installations de transformation, de séchage et de stockage nécessaires à la vente de leurs produits… à des prix qui leur garantissent un revenu et des moyens de subsistance décents.
  3. Les états prendront toutes les mesures voulues pour garantir… le développement rural, l’agriculture, l’environnement, le commerce et l’investissement

Article 17

  1. Les paysans… individuellement et collectivement…ont droit … d’accéder à la terre et aux plans d’eau… de les utiliser de manière durable… dans la paix et la dignité….

Article 18

  1. Les paysans et … ont droit à la préservation et à la protection de leur environnement et de la capacité productive de leurs terres ainsi que des ressourcent qu’ils utilisent et gèrent.
  2. Les paysans et… droit de contribuer à la conception et la mise en œuvre des politiques nationales et locales d’adaptation au changement climatique… notamment par le recours aux pratiques et savoirs traditionnels.

Article 19

  1. … droit à la protection des savoirs traditionnels
  2. Les états veilleront à ce que les paysans disposent, au moment le plus opportun pour les semis et à un prix abordable, de semences de qualité en quantité suffisante.

Article 21

1.… droit à l’eau potable et à l’assainissement… à des systèmes d’approvisionnement en eau et à des installations d’assainissement de qualité, d’un coût abordable et physiquement accessibles… acceptables sur le plan culturel par les hommes comme par les femmes.

  1. Les États protègeront les écosystèmes liés à l’eau, notamment les montagnes, les forêts, les zones humides, les rivières, les aquifères et les lacs contre la surutilisation et la contamination par des substances dangereuses…

Article 25

  1. Les paysans… ont droit à une formation adéquate, qui soit adaptée à leur environnement agroécologique, socio-culturel et économique …. : amélioration de la productivité, commercialisation et aptitude à faire face aux ravageurs, aux organismes pathogènes, aux chocs systémiques, aux effets des produits chimiques, aux changements climatiques et aux phénomènes météorologiques.
  2. Les États encourageront l’établissement de partenariats équitables et participatifs entre les exploitants agricoles et les scientifiques

Article 26

  • Les États respecteront les droits des paysans…. à leurs savoirs traditionnels et prendront des mesures pour les reconnaître et les protéger et pour faire cesser la discrimination envers les savoirs, pratiques et techniques traditionnels des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales.

 Article 27

  1. 1. Les institutions spécialisées, fonds et programmes des Nations Unies, ainsi que d’autres organisations intergouvernementales, dont les institutions financières internationales et régionales, contribueront à la pleine mise en œuvre de la présente Déclaration, notamment par la mobilisation de l’aide au développement et la coopération pour le développement, entre autres. Il faudra se pencher sur les moyens d’assurer la participation des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales à l’examen des questions les concernant.
  2. L’Organisation des Nations Unies, les institutions spécialisées, fonds et programmes des Nations Unies et d’autres organisations intergouvernementales, dont les institutions financières internationales et régionales, s’emploieront à promouvoir le respect de la présente Déclaration et sa pleine application, et en contrôleront l’efficacité.

Article 28

  1. Aucune disposition de la présente Déclaration ne peut être interprétée comme entraînant la diminution, l’altération ou l’annulation de droits que les paysans et les autres personnes travaillant dans les zones rurales et les peuples autochtones ont déjà ou sont susceptibles d’acquérir à l’avenir.
  2. Dans l’exercice des droits énoncés dans la présente Déclaration, les droits de l’homme et les libertés fondamentales de tous seront respectés sans discrimination d’aucune sorte.

L’exercice des droits énoncés dans la présente Déclaration sera soumis uniquement aux restrictions qui sont prévues par la loi et qui sont conformes aux obligations internationales relatives aux droits de l’homme. Toute restriction de cette nature sera non discriminatoire et nécessaire à seule fin d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et de satisfaire aux justes exigences qui s’imposent dans une société démocratique.

En guise de Postface, quelques commentaires et observations :

  1. Le texte de la Déclaration …. est long (28 articles / 20 pages).
  2. J’ai mis en exergue les articles qui me paraissent les plus percutants et/ou d’intérêt immédiat.
  3. Il est intéressant de noter comment les rôles et prérogatives de l’Etat, les injonctions qui lui sont faites (art. 1 à 4) sont suivies (à partir de art. 9) de recommandations conjointes à l’État et aux organisations paysannes; pour aboutir à des injonctions faites aux institutions spécialisées, fonds et programmes des Nations Unies, ainsi que d’autres organisations intergouvernementales, dont les institutions financières internationales et régionales.

Remerciements :

Je saisis l’occasion pour remercier de tout cœur : Serge Bellegarde, Traducteur, Membre de l’Académie Créole qui, saisissant l’importance d’un tel document a accepté, spontanément et gracieusement, de traduire en Créole la « Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales ».

Je remercie également le sociologue Bernard Éthéart dont différentes publications dans Haiti en Marche, m’ont remis en mémoire le fait que les organisations paysannes haïtiennes ont contribué à la préparation de cette importante Déclaration de l’Organisation des Nations Unies.  Bernard m’a également rappelé que les organisations paysannes haïtiennes ont travaillé durant deux ans dans tout le pays afin d’établir leur Cahier de Revendications Economiques, Environnementales, Sociales, Politiques et Culturelles ; attirant l’attention sur le fait qu’Il ne s’agit pas de doléances.  Il s’agit de leurs droits !

 [1] Pour plus d’informations sur la création d’ITECA, se référer aux documents d’histoire.

Claudette Antoine Werleigh

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